OFFICE & CULTURE : INTERVIEW PARALLEL

OFFICE & CULTURE N°57 | INTERVIEW PARALLEL

Dans notre dernier numéro, nous avions demandé à des auteurs, journalistes et professionnels de nous faire part de leurs ré­flexions de long terme sur la crise de la covid 19. Nous étions alors en plein confinement. Pour ce numéro, qui a été bouclé fin juillet, nous avons rencontré une dizaine d’acteurs de notre écosystème. Nous leur avons demandé de nous raconter comment le confinement puis le déconfinement ont été vécus dans leur entreprise ; de nous faire part des réflexions que leur inspire cette expérience géante de télétravail/travail à distance ; de nous dire quelles conséquences cette période troublée pourrait avoir sur leurs produits et leur marché.

Nous avons indiqué à la fin de chaque article la date à laquelle l’interview a été réalisée, afin que vous ne soyez pas surpris par un possible décalage entre la situation au moment où vous lirez ce numéro d’Office et Culture et les propos tenus. Nous soulignons aussi que tous ces textes ont été édités et ne sont pas un verbatim des propos de leur auteur, ce qui aurait été impossible tant ces entretiens ont été fructueux et animés. Les neuf premiers textes sont formatés à l’identique en trois parties correspondant aux trois thèmes évoqués ci-dessus. Le dernier texte a une forme plus classique d’interview avec questions/réponses.

Jean-Paul Fournier

SYLVIA LAQUERBE ET JEAN LOU MOREY : INTERVIEW

Parallel est une agence d’architecture intérieure créée il y a 15 ans, à Paris. Jean Lou Morey et Sylvia Laquerble, les fondateurs, sont les chefs d’orchestre de cette équipe pluridisciplinaire.

Comment avez-vous vécu le confinement et le déconfinement ?

Ce qui nous a dérangés le plus dans le confinement, ce n’est pas l’enfermement, ce sont les manifestations de phobie de l’autre, vu comme un foyer d’infection po­tentielle et, donc, comme un danger. Comme de « bons petits soldats», nous avons suivi les recommandations des autorités et nous avons porté et portons encore le masque quand il le faut. Mais il faut bien reconnaître qu’échanger masqué n’est pas vraiment satisfaisant. Cet accessoire ne facilite pas le lien, surtout quand l’autre est une personne que l’on fréquente depuis longtemps. C’est quand on voit les mesures mises en œuvre dans les entreprises, qu’on réalise que les gens ont vraiment été affectés et que certains conservent encore de réelles craintes : nous étions récemment dans les bureaux d’un fournisseur qui avait suivi strictement les protocoles ; tous ces panneaux de séparation en vitrage (on est passé au verre, le méthacrylate étant en rupture de stock), ces bouteilles omniprésentes de solution hydroalcoolique, ces boîtes de lingettes et de masques, ont un effet vraiment anxiogène. N’est-il pas, dans ces conditions, préférable de poursuivre le télé­travail?

 

Quelles seront les conséquences de cette crise sanitaire et économique dans votre secteur ?

Tous nos clients sont différents. Nous travaillons avec de grands groupes et avec des entreprises plus mo­destes. Mais, quel que soit leur profil, nos clients ont, pour la plupart, eu une double réaction.

À court terme, ils ont réagi à la crise sanitaire et à la crise économique en prenant des mesures à effet rapide. On encourage la pratique du travail à la maison; c’est l’accélération du télétravail que tout le monde prédit. On met en sommeil les projets non encore engagés, dès lors qu’ils se traduisent par une augmentation des frais de fonctionnement : nous travaillions ainsi sur une opération de dédensification d’espaces de travail qui se traduisait par une extension de site, elle a été suspendue sine die. On commence une traque des mètres carrés réputés inutiles. En résumé, des décisions guidées par la prudence et l’absence de visibilité, avec comme objectif de passer le cap financier difficile qui s’annonce. Dans le même temps, nos interlocuteurs sentent bien que la covid a été aussi une espèce de révélateur des forces, mais aussi des faiblesses et des fractures, tant dans les entreprises que chez les individus. Nous allons devoir remettre en cause nombre de nos certitudes ; l’univers du travail, la manière de vivre et d’habiter, l’éducation des enfants, ce que l’on mange, etc. sont autant de sujets de réflexion auxquels nous n’allons plus pouvoir échapper.

Pour les entreprises, l’approche de cette réflexion de long terme dépendra de toute une série de facteurs comme l’histoire, la culture, les performances, la per­sonnalité et la vision du dirigeant, etc. Selon les cas, ce sera une relecture du mode de management avec une recherche d’efficacité, alors que dans les sociétés qui ont une vision forte, on renforcera le lien et on revalidera les valeurs pour resserrer le collectif autour d’éléments rassurants.

Nous allons donc entrer dans une période de remise à plat généralisée et une des questions principales sera celle de l’avenir du travail. Une fois la crise terminée, les esprits vont s’apaiser et la réflexion sera placée sous le signe de la durabilité. Télétravailler, oui, mais pas aussi radicalement qu’on l’a fait pendant trois mois ; alors comment ? On va tester des solutions, en gar­der quelques-unes et abandonner les autres. Parce que nous avons un rôle de conseil, il nous faudra faire émerger les besoins réels de toutes les parties prenantes d’un projet ; cela va se traduire par la nécessité de prati­quer une écoute et une analyse encore plus fines. Mais, malgré notre volonté de vouloir redémarrer à zéro, l’is­sue de cette qu_ête est incertaine, car nous ne sommes pas sûrs de trouver les réponses à toutes nos questions. En revanche, ce à quoi les clients vont devoir prendre garde, c’est à l’émergence de gourous autoproclamés, détenteurs de la formule magique du bureau parfait où tout le monde s’épanouit et fait montre d’une effi­cacité et d’une performance exceptionnelles tout en baignant dans le bien-être. Comme à chaque moment de crise et de rupture; ces grands sachants font leur réapparition et inondent déjà les réseaux sociaux, le net, et les boîtes aux lettres physiques de messages promettant une solution packagée et élaborée à partir de recettes éprouvées ailleurs. Les grands penseurs ont toujours existé mais la nouveauté postcovid, c’est cette association penseur omniscient/réponse clef en main. Cette démarche est aux antipodes de ce que nous croyons profondément et que nous traduisons dans notre méthodologie. Pour nous, chaque projet est une rencontre entre un client et une équipe de concep­tion. C’est parce que les deux parties vont s’exprimer, écouter, échanger, évoluer et que chacune vient avec ses expériences et son vécu, que nous pouvons parve­nir à un résultat.

Ce que nous apportons à notre client, c’est toute l’expé­rience et le savoir-faire du maître d’œuvre. La question de la taille n’est, à cet égard, que d’une importance secondaire. Nous sommes souvent en concurrence avec des agences beaucoup plus importantes que nous, voire avec des groupes internationaux, qui offrent un éventail complet de prestations allant du conseil en amont, à la réalisation des travaux et au choix du mobilier. Ce que nous proposons au maître d’ouvrage, c’est l’assistance d’un ensemble d’individualités qui forment un groupe cohérent. Bien sûr, les grandes agences arguent de la simplicité de l’interlocuteur unique. Ce système a certes beaucoup d’avantages, mais il présente l’inconvénient de priver le client du contact direct avec des spécialistes qui l’éclaireront sur les sujets sur lesquels il s’interroge et le mettront en capacité de prendre de meilleures déci­sions. C’est cette notion de travail « artisanal » et de lien entre le client et son équipe de conception qui fait, à notre sens, notre spécificité. Pour utiliser une image d’actualité, c’est un peu la différence entre une réunion Zoom et une réunion en présentiel. Mais encore faut-il que, chez le maître d’ouvrage, il y ait un souci et une compréhension de l’architecture et plus largement du bâtiment et de son environnement, et pas uniquement une approche économique et financière.

Une autre conséquence de cette covid 19 est que, para­doxalement et malgré le confinement, elle a fait sortir beaucoup de gens de leur bulle et leur a fait prendre conscience du monde environnant. Au lieu d’éduquer les gens, on a, jusqu’à présent, préféré donner des éti­quettes et des certificats garantissant la parfaite vertu écologique des bâtiments et des objets, entrant ainsi dans up, cercle vicieux. Or on sait maintenant que les voitures électriques ne sont pas des parangons de vertu écologique, pas plus que les ampoules led qu’on ne sait pas recycler en l’état actuel de la technique. On peut raisonnablement espérer que la génération montante abandonne cette problématique court terme, prenne les commandes du bulldozer de l’écologie et s’occupe sérieusement de la planète.

La covid aura donc marqué les esprits beaucoup plus qu’on aurait pu imaginer. Nous avons appris que nous ne sommes pas infaillibles et que la nature peut être cruelle. Nous savons maintenant que, demain, un nou­veau danger inédit et inattendu peut nous menacer à nouveau. On peut espérer que nous saurons mieux réa­gir. Si nous sommes moins arrogants et sûrs de nous et si nous nous posons les bonnes questions, les choses ne se passeront pas de la même manière.

En tant qu’architectes, nous avons vécu de vrais mo­ments de révélation et nous ne travaillerons plus de la même façon. Il nous faut maintenant, dans le silence retrouvé, reprendre le rythme du temps et retrouver la sérénité.

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Propos recueillis le 26 juin, en présentiel, à Paris, et édités ultérieurement ■

Note: Pour rendre la lecture plus fluide, les réponses de Sylvia et Jean Lou ont été agrégées et le texte rédigé à la première personne du pluriel.